• Traducteur de l'Islandais

    Transformer sans déformer, selon Eric Boury, traducteur de l’Islandais

     

    Le 26 novembre 2010 à 13h00, intervention à l'ambassade d'Islande, Paris :
     
             
               

    Eric Boury est traducteur. Il traduit en français des livres écrits en islandais. C’est lui qui, entre autres, nous a fait découvrir :
    Arnaldur Indriðason, et sa série de polars dont La Cité des jarres, La Femme en vert, Hypothermie, etc, publiés aux éditions Métailié. Le prochain sera en librairie en février, qu’on se le dise.
    Stefán Máni, Noir Océan, publié en Série Noire. Un roman au long cours, un huis clos à bord d’un cargo rouillé, l’enfer sur mer, l’enfer dans les âmes.
    Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre, publié chez Gallimard. Un roman d’une infinie beauté, d’une folle puissance, poésie et remue-ménage des sens.
    Samedi dernier, l’ambassade d’Islande recevait quelques écrivains, éditeurs et traducteurs, dont Eric Boury.
    Voici son intervention. Il parle de son métier de traducteur. Avec force : c’est-à-dire avec humour. Un régal.
    Vous pouvez le retrouver ici : www.ericboury.blogspot.com

    C’est à vous de lire :

    A tous (sauf le bandits & cie) : tous en Islande avec de super bons livres !

    Transformer sans déformer
    Que font les traducteurs ? Leur travail consiste à réécrire, le plus souvent dans leur langue maternelle, une œuvre qu’un auteur a conçue dans une langue étrangère. Formulée ainsi, la chose paraît extrêmement simple. Au risque de décevoir bien des gens, un traducteur n’est toutefois pas un écrivain ; les textes qu’il recrée, qu’il réécrit, ne sont pas nés de son imaginaire et pourtant, il passe une bonne partie de sa vie plongé dans un paradoxe : il assemble des mots qui sont exclusivement les siens et, dans le même temps, appartiennent tout aussi exclusivement à un autre… Il est l’ombre de cet autre, une ombre qui s’efforce de transférer une œuvre rédigée dans une autre langue, un texte produit dans un univers mental et culturel spécifique et qui, s’il ne le traduisait pas, resterait inaccessible à un large public.
    Il n’est pas étonnant que, dans de telles conditions, l’activité du traducteur soit souvent perçue comme très utile. Aussi importante que suspecte. Un homme d’expérience pour lequel j’ai autant d’affection que d’admiration m’a un jour mis en garde : Il y a du vice dans la traduction, fiston, m’a-t-il averti. Du vice… Voulait-il parler peut-être d’une forme spéciale de masochisme développée par les traducteurs ou renvoyait-il à la formule du traducteur trahissant, Traduttore tradittore, qu’on prête aux Italiens ? En effet, quelle confiance peut-on accorder à des gens qui passent leur temps à écrire sans réellement le faire ? A des individus qui s’adonnent assidûment à une activité alors qu’en réalité, ils ne font rien d’autre, ou presque, que de répéter quasiment la même chose que ce qu’un autre a déjà dit. Serions-nous dans une version modernisée des habits neufs de l’empereur où les métiers à tisser auraient été remplacés par les ordinateurs ? Ou peut-être tenons-nous ici la solution définitive du « Je est un autre » ? Les traducteurs possèdent-ils également, tant qu’on y est, le don d’invisibilité ? Précisément, la plus précieuse louange qu’on puisse leur adresser est celle qui consiste à leur dire que leur texte semble avoir été rédigé directement dans la langue cible, sans intermédiaire. « Votre traduction est très belle, on ne voit pas du tout votre travail ! » Eh bien, merci pour ce compliment bien tourné, madame, monsieur ! Pour un peu, on se demanderait si on ne s’est pas en plus perdu entre les pages d’Alice au Pays des merveilles : Do cats eat bats or do bats eat cats ? A propos, comment traduiriez-vous cette simple phrase de l’anglais vers le français ? Je vous propose : Les chats mangent-ils les chauves-souris ou les chauves-souris mangent-elles les chats ? Mais, me direz-vous, cette citation de Lewis Caroll ne signifie rien, c’est un Anglais, et les Anglais sont les Anglais, n’est-ce pas ? La traduction que je propose ici est tout à fait exacte par rapport à l’original : elle ne signifie rien en français non plus ; pour un peu, on serait tenté d’ajouter une note de bas de page stipulant que c’est de l’humour anglais, synonyme d’hermétisme, et le tour serait joué. Mais voilà, que fait-on de la répétition des quasi-homophones : cats et bats ? Et la « fonction poétique du langage » alors, que lui est-il arrivé ? Nous n’allons quand même pas lui tordre le cou : voilà pourquoi la proposition que je viens d’avancer n’était pas honnête. Vous voyez, je ne suis pas traducteur pour rien !
    Le défaut majeur de la version française est qu’elle ne respecte pas l’esprit de l’original. Je lui préférerais nettement la formulation suivante : « Sont-ce les chats qui mangent les rats ou les rats qui mangent les chats ? » ou encore « Les chats mangent-ils les rats ou les rats mangent-ils les chats ? » Cette version-là contient certes un contresens majeur sur le terme « bat », lequel n’est pas équivalent de « rat » en anglais, et pourtant elle me semble nettement meilleure que la première, car elle ne trahit pas l’esprit d’Alice au Pays des merveilles. Jusqu’à quel point peut-on ou doit-on trahir pour rester fidèle ? Jusqu’à quel point la fidélité peut-elle être trahison ? Hvenær drepur maður mann og hvenær ekki ?
    Justement, allons un peu en Islande, c’est un pays intéressant où il n’y a pas que des glaciers, des geysers, des crises bancaires et des volcans farceurs. On y arrive la plupart du temps en avion, quand ces volcans aux noms imprononçables ne font pas des leurs et, si l’on a la chance d’y atterrir finalement, on lira dans le long couloir vitré qui donne sur les champs de lave pluvieux et mélancoliques, parmi les publicités diverses, les deux inscriptions suivantes : Velkomin heim et Welcome to Iceland. A propos, comment dit-on Iceland en islandais ? Euh… heim ? Sans doute et surtout, sans majuscule. Etonnant, non ? Je vous l’accorde. Le problème est que le mot heim renvoie dans bien des contextes à autre chose qu’à l’Islande, mais que, dans le cas présent, il ne peut désigner autre chose que, précisément, l’Islande. Cela ne vous rappellerait-il pas quelque chose ? Eh oui, nous revoilà chez Alice. Si on traduisait l’expression mot à mot en anglais, on aurait : Welcome home, Bienvenue à la maison, Bienvenue au pays : de quoi décevoir plus d’un touriste en mal de dépaysement… Non, les autorités de l’aéroport de Keflavík n’ont pas commis une grossière erreur de traduction, Velkomin heim signifie Bienvenue en Islande, Welcome to Iceland, mais l’inscription en islandais s’adresse aux Islandais et leur souhaite simplement un bon retour au pays. Ce petit exemple pose assez bien, me semble-t-il, le problème de la nécessaire mise en contexte de toute traduction en même temps que celui de l’adaptation. Chaque langue fonctionne en vertu de contraintes et de règles précises, celles du français ne sont pas identiques à celles de l’islandais, j’ai l’impression d’enfoncer une porte ouverte en le disant.
    Par exemple, le français supporte très mal la répétition, laquelle n’est nullement rédhibitoire en islandais. Il est fréquent que, dans les dialogues, un auteur se contente de recourir aux verbes segja, svara et spyrja, dire, répondre et demander. La chose est tout simplement inenvisageable en français, où l’on utilisera des verbes aussi variés qu’interroger, répliquer, rétorquer, renchérir, glisser, interrompre, couper, murmurer, marmonner, grommeler, regretter, crier, s’écrier, s’époumoner, hurler, s’exclamer, s’esclaffer… en fonction du ton, de la situation ou de l’expression du locuteur. Ce n’est pas que l’islandais manque de vocabulaire. Il suffit de s’intéresser à la neige, pour laquelle il existe quantité de termes. Ici, les Islandais ne se contentent pas de vagues approximations, pour des raisons qu’on saisira facilement. Dans un pays où l’on peut se retrouver bloqué par une tempête plusieurs jours de suite et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il convient que la langue soit précise. On a donc snjór, skafrenningur, krapi, slydda, hríð, fönn, mjöll, föl, stórhríð, neðanbylur, skafl, etc. Afin de transférer ces termes en français, on ne peut que recourir à diverses périphrases. La phrase : Föl var á jörðu deviendra donc Un fin voile de neige recouvrait la terre, et je n’affirme pas que ce soit LA traduction, mais seulement UNE version possible, un essai, une proposition.
    Il convient en effet de souligner qu’il n’existe pas de traduction qui soit à la fois de bonne qualité littéraire et parfaitement exacte. Ce qui compte le plus, c’est le respect de l’esprit d’un texte ainsi que de la culture qui l’a engendré et non de la lettre : il existe de belles, de très belles et très poétiques traductions qui parviennent à rendre l’atmosphère d’une œuvre, mais le lecteur doit se garder de croire qu’il lit exactement le même texte que celui écrit par l’auteur : ce ne sont pas les mêmes mots, le même rythme, les mêmes sons, la même musique, les mêmes jeux de langage : ce n’est pas la même langue. On assiste toujours à une certaine déperdition en ce qui concerne les réseaux de sens, le phrasé et le rythme, qu’il convient de tenter de reconstruire. Parfois, à l’inverse, certains passages d’une traduction dépassent en qualité l’œuvre originale. Par exemple, c’est le cas de celle que le pasteur Jón Þorláksson a faite du Paradis perdu, de Milton, comme le précise Jón Kalman Stefánsson dans Entre ciel et terre.
    J’ajouterai que, lisant le même livre, aucun lecteur ne lit jamais la même œuvre que son voisin, chaque lecteur, tout comme le traducteur, interprète le texte à travers le prisme de sa sensibilité, il se projette ou pas, s’attache parfois à des points auxquels ni l’auteur ni le traducteur n’ont accordé autant d’importance et, inversement, en ignore d’autres, capitaux pour l’auteur ou qui ont demandé un important travail de recherche lexicale au traducteur. Il ne faut pas non plus oublier que le traducteur est pris entre le marteau et l’enclume : sachant que le résultat ne sera jamais entièrement à la hauteur de ses attentes ou de ses désirs, il tente d’adapter le texte source sans le détruire ni le défigurer totalement et s’efforce de le fondre dans les usages de sa propre langue, avec laquelle il négocie sans cesse, sa propre langue dont il arrive qu’il doive repousser, sans trop la malmener, les limites grammaticales et sémantiques. Parallèlement, il doit souvent procéder à quelques adaptations d’ordre culturel et n’a pas vraiment d’autre choix que de trahir parfois un peu la lettre afin de demeurer fidèle à l’esprit. Je n’affirme évidemment pas qu’il faille aller jusqu’à traduire hákarl et brennivín par foie gras et cognac, ou encore escargots et calvados sous prétexte que les premiers termes renvoient à une réalité typiquement islandaise et les derniers à la cuisine française, laquelle est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, et fait évidemment partie intégrante de la culture française. Ce serait tout de même aller un peu loin dans l’adaptation. Le traducteur doit s’attacher à transformer et à transférer sans trop déformer : en réalité, il ne dit pas la même chose, mais presque. Ce n’est certes qu’un presque, mais comme l’affirme Jón Kalman Stefánsson dès le début d’Entre ciel et terre quand il dit « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres », c’est dans l’espace offert par ce presque que réside l’essentiel. C’est dans ce presque que se logent la lumière et les mots, ceux de l’auteur, portés par la voix du traducteur…

    Martine Laval


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